Chapitre XIII
Si ce livre était écrit pour le plaisir des petits, on imagine aisément la suite. Le scélérat démasqué et ses noirs projets révélés, la police aurait tôt fait d’accourir et de jeter le malfrat en prison, où il moisirait jusqu’à la fin de ses jours. Les courageux héros du récit fêteraient leur victoire autour d’un gros gâteau et vivraient heureux à jamais.
Mais ce livre raconte l’histoire des orphelins Baudelaire et, pour eux, les chances d’une fin heureuse sont à peu près les mêmes que celles de voir l’oncle Monty revenir à la vie.
Pourtant, lorsque l’œil tatoué réapparut sur cette cheville, il sembla aux enfants Baudelaire qu’un peu de l’oncle Monty revenait bel et bien à la vie. Au moins, en prouvant la félonie du comte Olaf, ils prouvaient que l’oncle Monty n’était pas mort par étourderie, des suites d’une imprudence de sa part. À leur manière, ils lui rendaient justice.
— C’est bien l’œil tatoué, pas de problème, constata Mr Poe en cessant de frotter. Vous êtes le comte Olaf, absolument ! Et je vous déclare absolument en état d’arrestation.
— Et moi, je suis absolument choqué, déclara le Dr Flocamot en se prenant la tête dans ses grandes mains raides.
— Moi aussi, absolument, assura Mr Poe, empoignant le comte Olaf par le bras, pour le cas où il aurait tenté de fuir. Violette, Klaus et Prunille, vous avez toutes mes excuses. J’aurais dû vous croire sur parole. Mais c’était tellement impensable, cette idée qu’il vienne vous chercher ici, déguisé en garçon de laboratoire !
Klaus eut une arrière-pensée.
— Je me demande ce qui est arrivé à Gustav, le vrai garçon de laboratoire de l’oncle Monty ? Sans la démission de Gustav, jamais Oncle Monty n’aurait recruté le comte Olaf.
Jusqu’alors, depuis la réapparition de l’œil sur sa cheville, le comte Olaf n’avait pas pipé mot. Son regard étincelant voletait de l’un à l’autre, on aurait dit le lion observant un troupeau d’antilopes pour repérer la proie la plus facile. La mention de Gustav le tira de son silence.
— Gustav n’a pas démissionné, dit-il de sa voix sifflante. Gustav a bu son dernier bouillon ! Un jour qu’il herborisait près du marécage, je l’ai poussé dans la vase de Vilpalud. Puis j’ai rédigé de ma main sa lettre de démission.
Il regardait les enfants comme s’il s’apprêtait à bondir pour les étrangler illico – mais sans bouger d’un millimètre, ce qui était encore plus effrayant.
— Mais tout cela est broutille, reprit-il entre les dents. Pure broutille à côté de ce que je vous ferai un jour, à vous trois, les orphelins. Vous avez gagné cette manche, mes agneaux, mais la partie n’est pas jouée ! Je reviendrai, oh ! je reviendrai m’occuper de vous et de votre bel héritage.
— Ceci n’est pas un jeu, gibier de potence ! s’indigna Mr Poe. Les dominos sont un jeu, oui ; le water-polo est un jeu. Mais le meurtre est un crime, et vous le paierez cher. Sous les verrous ! À l’instant même, je vous conduis au poste de police… Euh, et zut ! Pas moyen : ma voiture est hors service. Bon, tant pis, je vous y emmène dans le quatre-quatre du professeur Montgomery, et vous, les enfants, vous suivrez avec le Dr Flocamot. Allons ! De cette manière vous verrez l’intérieur d’une voiture de docteur, finalement.
— Il serait plus simple, fit remarquer le Dr Flocamot, que j’emmène Stephano dans ma voiture, et que vous suiviez avec les enfants. N’oubliez pas, le corps du professeur Montgomery est déjà sur ma banquette arrière ; je n’ai donc plus assez de place pour les trois enfants, de toute façon.
— Hmm, fit Mr Poe. Ça m’ennuie bien de décevoir les enfants, après tout ce qu’ils viennent d’endurer. Eux qui tenaient tant à voir l’intérieur d’une voiture de docteur ! Nous pourrions transférer le corps du professeur…
— On s’en fiche, de l’intérieur d’une voiture de docteur ! coupa Violette. C’était une pure invention, de toute manière. Pour éviter de nous retrouver seuls avec Olaf.
— C’est vilain de mentir, les enfants, dit le comte Olaf.
— Vous me semblez mal placé pour donner des leçons de morale aux enfants, Olaf, fit observer Mr Poe, sévère. Bon, d’accord, Dr Flocamot. C’est vous qui le prenez.
Le Dr Flocamot glissa une grande main raide sous l’aisselle du comte Olaf et l’entraîna vers la porte d’entrée. Sur le seuil, il adressa à Mr Poe et aux trois enfants un sourire chafouin et leur dit :
— Faites vos adieux au comte Olaf, les enfants.
— Au revoir, marmonna le comte Olaf.
— Au revoir, marmonna Violette.
— Au revoir, marmonna Klaus.
Mr Poe toussa dans son mouchoir et esquissa un vague geste d’adieu.
Prunille restait bouche close. Violette et Klaus se tournèrent vers elle, surpris de ne pas l’entendre crier « Yago ! » ou « Libu ! », ou toute autre de ses expressions signifiant « au revoir ». La petite fixait le Dr Flocamot avec une rare intensité, et soudain elle bondit, et lui mordit la main.
— Prunille ! protesta Violette.
Elle allait présenter ses excuses lorsqu’elle vit la main du docteur se détacher de son bras et tomber par terre !
Et lorsque Violette regarda là où la main aurait dû être, elle ne vit ni sang ni blessure, mais un crochet de métal luisant. Le Dr Flocamot aussi regardait ce crochet d’un air choqué, puis ses yeux se tournèrent vers Violette, et il sourit de toutes ses dents jaunes. Le comte Olaf aussi sourit, d’un horrible sourire vengeur.
Moins d’une demi-seconde plus tard, tous deux s’éclipsaient par la porte.
— L’homme aux crochets ! hurla Violette. Ce n’est pas un docteur du tout ! C’est un des sbires du comte Olaf !
Elle se rua vers le devant de la maison. Entre les haies serpents, les deux bandits détalaient comme des lièvres.
— Rattrapons-les ! cria Klaus, et les enfants s’élancèrent.
Mais Mr Poe leur barra le passage.
— Non, les enfants ! Surtout pas.
— Mais c’est l’homme aux crochets ! s’égosillait Violette. Ils sont en train de filer !
— Homme aux crochets ou pas, il est hors de question de vous laisser les prendre en chasse. Ce sont de dangereux criminels. Je suis responsable de votre sécurité. Jamais je ne vous laisserai courir pareil danger.
— En ce cas, rattrapez-les, vous ! cria Klaus. Vite !
Mr Poe esquissa un pas vers la porte, mais s’arrêta aussitôt. Un ronflement de moteur qui démarre s’élevait déjà dans l’allée, assorti d’un double claquement de portière. Les deux voyous prenaient le large dans la voiture du Dr Flocamot.
— Le quatre-quatre ! hurla Violette. Vite ! Suivons-les !
Mais Mr Poe, loin de s’élancer dehors, se dirigea vers la cuisine.
— La course-poursuite en voiture n’est pas l’affaire des honnêtes gens, c’est le métier de la police. J’appelle le commissariat. Ils vont dresser des barrages routiers.
Alors les enfants perdirent tout espoir. Appeler la police, à quoi bon ? Le temps que Mr Poe explique la situation, le comte Olaf et son complice seraient loin.
Soudain exténués, les trois enfants Baudelaire gagnèrent le pied du grand escalier et s’assirent sur la dernière marche. De la cuisine leur parvenaient des bribes de la conversation de Mr Poe au téléphone. Le jour déclinait. La nuit allait tomber très vite. Bientôt, retrouver le comte Olaf et son complice serait à peu près aussi facile que de retrouver la fameuse aiguille dans sa meule de foin.
Malgré la déception et l’angoisse – une fois de plus, le comte Olaf se baladait dans la nature – les enfants durent s’assoupir, car lorsqu’ils rouvrirent l’œil il faisait nuit noire, et ils étaient tous trois recroquevillés sur la dernière marche de l’escalier.
Quelqu’un avait jeté une couverture sur leurs jambes et, lorsqu’ils s’étirèrent, ils virent trois hommes en bleu de travail sortir du Laboratoire aux serpents, chacun avec une cage sur l’épaule. Derrière eux s’avançait un petit homme ventru, en costume à carreaux verts et rouges. Les voyant éveillés, il s’arrêta devant eux et les salua d’une voix forte :
— Ah ! bonsoir les enfants ! Navré de vous avoir réveillés, mais on est obligés de faire vite.
— Qui êtes-vous ? demanda Violette déconcertée. (Il est toujours déconcertant de s’endormir en plein jour et de s’éveiller en pleine nuit.)
— Et que faites-vous des serpents de l’oncle Monty ? demanda Klaus déconcerté. (Il est toujours déconcertant de découvrir qu’on a dormi sur une marche d’escalier.)
— Dicnic ? demanda Prunille déconcertée. (Il est toujours déconcertant de voir quelqu’un se promener en costume à carreaux verts et rouges.)
— Bruce Adams, se présenta l’inconnu. De la Société d’herpétologie. Votre ami Mr Poe nous a appelés pour venir enlever les serpents, puisque ce pauvre professeur Montgomery est décédé. Enlever les serpents, comprenez bien, pas les kidnapper, non ; les enlever comme on enlève de la march…
— On le sait, ce qu’enlever veut dire, coupa Klaus. Mais vous les emmenez où ? Pour en faire quoi ?
— Vous êtes les orphelins, c’est ça ? Alors, voilà. Vous, vous allez être confiés à un autre parent éloigné – espérons qu’il aura plus de chance que votre pauvre oncle. Mais les serpents, comprenez bien, on ne va pas les laisser là tout seuls ; alors ils vont être donnés. Donnés à d’autres scientifiques, à des zoos, des maisons de retraite. Dame, ceux qu’on n’arrivera pas à placer, il faudra bien les endormir.
— Mais c’est la collection de l’oncle Monty ! protesta Klaus. Il avait mis des années à réunir ces reptiles ! Vous ne pouvez pas les éparpiller aux quatre vents !
— Pas moyen de faire autrement, déclara le nommé Bruce Adams qui s’obstinait à parler très fort, pour une raison connue de lui seul.
Alors Prunille, bien distinctement, lança de sa petite voix claire :
— Benga !
Et elle s’élança, à quatre pattes pour aller plus vite, vers le Laboratoire aux serpents dont la porte béait.
— Ce que veut dire ma petite sœur, expliqua Violette, c’est qu’elle est très amie avec l’un des serpents. Pourrions-nous, s’il vous plaît, en garder un pour nous – le sien, justement, la vipère mort-sûre du Bengale ?
— Désolé, pas question. Un, ce monsieur Poe a dit que tous les serpents étaient à nous. Et deux, si vous croyez que je vais laisser des gosses approcher d’une vipère, mort-sûre ou mort-pas-sûre, jamais de la vie !
— Mais la vipère mort-sûre du Bengale est inoffensive ! plaida Violette. Son nom est un gag.
— Un quoi ?
— Un gag, expliqua Klaus. Un nom donné pour rire. C’était l’oncle Monty qui l’avait découverte, c’était donc à lui de lui donner un nom.
— Et dire que ce type-là était réputé brillant ! s’exclama Bruce Adams, tirant un cigare de sa poche. Moi, baptiser un serpent pour rire, je ne trouve pas ça spécialement brillant. Bon, mais vous m’avouerez, aussi, quand on s’appelle Montgomery Montgomery…
— Quoi, quand on s’appelle Montgomery Montgomery ? riposta Klaus. Hein ? Vous trouvez ça élégant, vous, de rire du nom des gens ?
— Pas le temps de discuter de ce qui est élégant ou pas élégant, mon gars. Et si la petite veut faire ses adieux à sa vipère des Carpates, elle a intérêt à le faire tout de suite. La bestiole est déjà dehors.
Prunille fit demi-tour et, toujours à quatre pattes, repartit vers la porte d’entrée. Klaus se planta devant Bruce Adams.
— Et moi je vais vous dire une chose, annonça-t-il d’un ton ferme. Si, monsieur, notre oncle était brillant !
— Parfaitement ! soutint Violette. C’était un brillant scientifique. Et il le restera dans les mémoires.
Alors Prunille, à mi-chemin de la porte, se retourna pour clamer :
— Bri-yan !
Et Violette et Klaus sourirent, très fiers. Pour la première fois de sa vie, Prunille venait de prononcer un vrai mot.
Bruce Adams eut un petit haussement d’épaules, puis il alluma son cigare et souffla la fumée en l’air.
— Allons, dit-il, c’est bien que vous soyez de cet avis. Bonne chance à vous, les gosses, où qu’on vous place !
Il jeta un coup d’œil à sa grosse montre et rejoignit les hommes en bleu de travail.
— Accélérez, les gars, pas de temps à perdre ! Dans cinq minutes, faut qu’on soit sur cette route qui pue le gingembre.
— La moutarde, rectifia Violette, mais Bruce Adams avait regagné le Laboratoire aux serpents.
Alors Klaus et elle rattrapèrent Prunille et, la cueillant au passage, ils s’élancèrent vers l’entrée pour aller dire adieu à leurs amis serpents.
Ils n’étaient pas sur le seuil que Mr Poe surgit et leur barra le chemin une fois de plus.
— Ah ! vous voilà réveillés, parfait. Alors montez vite vous coucher ! Demain, départ au petit jour.
— On voulait juste dire au revoir aux serpents, plaida Klaus.
— Non, vous gêneriez les déménageurs. Sans compter que, vu les circonstances, bien franchement, j’aurais pensé que plus jamais vous ne voudriez voir un serpent.
Les trois enfants serrèrent les dents. Décidément, ce monde était trop bête. C’était trop bête que l’oncle Monty soit mort. Trop bête que le comte Olaf et son complice aient pu s’échapper. Trop bête que ce Bruce Adams ne voie en l’oncle Monty qu’un homme au nom ridicule, au lieu d’un brillant scientifique. Trop bête de supposer qu’aucun d’eux ne voudrait plus jamais voir un serpent. Au contraire, les pensionnaires de l’oncle Monty étaient tout ce qui restait des quelques jours heureux passés chez lui – leurs seuls jours heureux depuis l’incendie qui les avait faits orphelins. À la limite, ils voulaient bien admettre qu’on leur refuse de vivre seuls en compagnie des reptiles ; mais leur refuser des adieux, c’était trop.
Aussi, faisant fi de l’interdit, Violette, Klaus et Prunille sortirent de la maison. Au pied du perron, les déménageurs chargeaient les cages dans un camion portant l’inscription : Société d’herpétologie. La lune brillait, une lune toute ronde qui faisait miroiter les parois de la grande serre et la changeait en diamant géant, un diamant au brillant magique.
Lorsque Bruce avait dit « réputé brillant » au sujet de l’oncle Monty, il entendait par là « reconnu pour sa vive intelligence ». Mais, pour les enfants, le mot brillant, tel qu’ils y repensaient à présent, éblouis par les jeux de miroirs du Laboratoire aux serpents, signifiait bien davantage. Il signifiait que l’oncle Monty, par sa chaleur, son humour gentil, brillerait toujours dans leur souvenir, jusque dans les moments sombres. Comme une étoile, comme une petite flamme.
Oui, l’oncle Monty avait brillé pour eux, tout comme avaient brillé les jours passés avec lui. Bruce Adams et la Société d’herpétologie pouvaient bien démanteler sa collection, la disperser, la réduire à néant, personne ne démantèlerait jamais tout le bien que les enfants Baudelaire pensaient de l’oncle Monty.
— Au revoir, toi ! Au revoir, vipère ! crièrent les trois orphelins en regardant la vipère mort-sûre du Bengale se faire charger à bord du camion.
Là-dessus, bien que la vipère eût été l’amie de Prunille avant tout, Klaus et Violette fondirent en larmes avec leur petite sœur. Alors, dans sa grande cage, la vipère mort-sûre du Bengale se tourna vers eux, et ils virent perler comme des larmes au coin de ses yeux verts. Oui, la vipère était brillante, elle aussi, et brillants les yeux des enfants Baudelaire qui la regardaient partir.
— C’était brillant de ta part, chuchota Violette à Klaus, de découvrir qu’en réalité le mamba du mal étranglait ses proies.
— Et toi, c’était brillant de dénicher des pièces à conviction dans la valise de Stephano.
— Bri-yan ! répéta Prunille, et tous deux la serrèrent bien fort contre eux.
Après tout, elle aussi s’était montrée brillante, en détournant l’attention des adultes avec son amie vipère.
— Au revoir ! Au revoir ! lancèrent les brillants enfants Baudelaire aux pensionnaires de l’oncle Monty dans leurs cages.
Et tous trois, sous la lune, continuèrent d’agiter le bras en signe d’adieu, même lorsque Bruce Adams referma les portes du camion, même lorsque le véhicule descendit lentement l’allée entre les haies serpents, même lorsqu’il actionna son feu clignotant et tourna route des Pouillasses pour disparaître dans la nuit.
FIN